Le périlleux voyage de la famille Schilansky
Quand Madame Ruth Lierens Schilansky passa ce fameux jour du 19 juillet 2012 la porte du Musée du Chemin de la Liberté de Saint-Girons, elle ne se doutait pas, après les multiples tentatives infructueuses auxquelles elle avait été confrontée en divers endroits du département, de l'énorme surprise que lui réservait la visite en ce lieu dont elle avait trouvé par hasard l'existence sur Internet.
C'est le cas de dire, en plagiant Mallarmé que : "Rien ni jamais n'abolit le hasard".
En effet, cette fille et petite-fille de réfugiés juifs d'origine russe recherchait depuis longtemps à rembobiner le fil d'Ariane tout au long duquel son père, (ce dernier, peu disert sur le sujet ne s'étant jamais confié à elle) son oncle et ses grands-parents résidant à Anvers fuirent la Belgique en Mai 1940 devant l'avancée fulgurante des troupes nazies pour se réfugier en Ariège et plus précisément dans la station thermale d'Ax-les-Thermes ; et c'est en 1945 que toute la famille se retrouva recomposée après de multiples et dangereuses péripéties presqu'au point de départ à... Bruxelles !
A la mort de son père Abraham Schilansky en 1993, elle retrouva quelques documents inhérents à cette période qui lui permirent de faire d'autres investigations auprès des Archives de Foix, des Mairies d'Ax, d'Aulus, du camp du Vernet... mais elle ne savait toujours pas comment et par où son père avait réussi à passer en Espagne et rejoint l'Angleterre.
C'est donc lors de sa visite au Musée, avec l'indicible émotion qui fut la sienne, qu'elle découvrit sur le cahier d'écrou de la prison de Sort au Val d'Aran que nous avions mis à sa disposition (et où sont répertoriés par date d'arrivée tous les "fugitifs", civils ou militaires que le régime franquiste arrêtait dès leur passage en Espagne) la date à laquelle son père avait traversé les Pyrénées : c'était le 9 décembre1942 !
Avant cela, son père Abraham, son frère David, son grand-père Israël et sa grand-mère Cornélia Davids arrivèrent le 23 Mai 1940 à Ax où ils séjournèrent 2 ans en toute sécurité, jusqu'au jour où une personne de la ville, jalouse, mal intentionnée et qui forcément connaissait bien son père, l'a fait arrêter par les gendarmes français pour des motifs les plus futiles (mais intéressés), le 31 Août 1942 lors d'un séjour à Toulouse où il s'était rendu pour consulter un médecin.
Les conséquences de cette dénonciation (les éléments que possédait sa fille sur ce cas étant dénués de toute ambiguïté, on peut sans se tromper employer ce terme...) furent douloureuses, elles auraient pu être dramatiques : subséquemment avec son frère David ils furent internés au camp du Vernet jusqu'en septembre 1942, puis toute la famille fut incarcérée à la prison de Foix jusqu'au 19 novembre 1942, date à laquelle ils furent affectés en résidence surveillée à Aulus les Bains, où depuis Mars 1941 686 Juifs transitèrent ; Pendant cette période ils habitèrent dans la villa Raphaël (Calvet).
Heureusement pour eux, David et Abraham n'étaient pas adeptes de la procrastination : pressentant le pire, ils réagirent rapidement et s'échappèrent en Espagne. David le premier, comme l'atteste une fiche de recensement de la Mairie d'Ax : "parti clandestinement fin Novembre 1942" ; on n'a pas pu reconstituer son itinéraire, dont on retrouve cependant une trace lors de son passage au Portugal, à l'Ambassade de Belgique de Sétubal, avant qu'il ne rejoigne le Congo belge.
Abraham, quant à lui, est arrivé en Espagne le 9 décembre 1942 (cahier d'écrou de Sort), à peine 3 semaines après son assignation à Aulus ! Il a rejoint ensuite la RAF en Angleterre ; la première partie de son parcours est plus facile à imaginer : il est probable, eu égard à la surveillance accrue et aux contrôles permanents de la route menant à Saint-Girons, qu'il ait eu recours à des paysans locaux connaissant parfaitement la montagne et accessoirement passeurs, qui l'aient fait transiter de nuit directement du village et depuis la cascade d'Ars jusqu'au Port de Guillou, frontière avec l'Espagne (cf notre article sur Jeanne Rogalle qui avec son père empruntaient le même trajet quand ils faisaient des passages).
Cette évasion à cette date de l'année a bénéficié de conditions climatiques aussi favorables qu'exceptionnelles : en effet il n'avait pas encore neigé en Décembre 1942, alors qu'en ce mois de Novembre 2013 il y a environ 1m50 de neige à la frontière ! Donc, traversée impossible...
Quant à leurs parents, ils furent transférés, par chance peut-on dire, d'Aulus à Daumazan (puis ensuite vers Guéret) le 5 janvier 1942, par arrêté de la Préfecture de l'Ariège, échappant ainsi à la première sinistre et honteuse rafle du 26 Août 1942 et certainement aussi aux camps de la mort ! Mais, heureux destin, toute la famille se retrouva miraculeusement reconstituée à Saint-Gilles (Bruxelles) en septembre 1945... !