Jeanne Rogalle, une histoire particulière
1942 : une jeune Ariégeoise aide une famille juive à s'échapper.
2003 : elle obtient des nouvelles du bébé qu'elle a porté dans ses bras.
En 1942-43, de nombreux juifs sont assignés à résidence à Aulus-les-Bains. Ceux-ci sont dans les hôtels ou chez les habitants.
Le 26 Août 1942, à Aulus, comme partout dans la zone Sud, les autorités françaises arrêtent les juifs polonais, allemands et autrichiens, lesquels sont ensuite déportés en Allemagne, dans des camps de concentration.
Le 11 Novembre 1942, l'armée allemande envahit la zone Sud et des éléments de cette armée arrivent à Aulus. Quelques jours après, ils établissent leur cantonnement à l'Hôtel Majestic.
La famille de Jeanne Agouau habite le village mais ils connaissent bien la montagne car ils tiennent un troupeau de brebis près de la frontière espagnole. Le père de Jeanne devient un passeur et aide de nombreuses personnes à s'échapper vers l'Espagne.
Le 9 janvier 1943, peu après les événements rappelés ci-après, les autorités françaises, lors d'une seconde rafle, arrêteront l'ensemble des juifs encore à Aulus, sauf quelques-uns qui peuvent se cacher. Ils seront, pour la plupart, emmenés à leur tour dans des camps de concentration.
Jeanne raconte..."Le 29 Novembre 1942, mon père, Jean-Pierre Agouau, conduit deux juifs hollandais à la frontière espagnole avec succès. Il rentre à Aulus avec une lettre qu'une personne viendra chercher le soir même.
Le 3 décembre suivant, nous avons à nouveau la visite de l'homme qui était venu chercher la lettre quelques jours auparavant. Il demande à mon père s'il veut bien se charger d'accompagner à la frontière neuf personnes : 5 hommes, 3 femmes et un garçon de 12 ans. J'entends la conversation et je me propose pour être un deuxième guide. Mon père accepte ; il sait qu'il peut compter sur moi, car en été je l'accompagne souvent sur les estives près de la frontière. Le départ est fixé au lendemain, dans la nuit du 4 au 5 décembre à 3 heures du matin. Il est convenu de ne pas se charger de bagages : un sac de montagne et un peu de ravitaillement, de se vêtir chaudement et de surtout prendre de bonnes chaussures. Tout le monde se rassemble dans la rue du Moulin, devant la grange à côté de notre maison. Mon père, à voix basse, recommande de ne pas heurter avec le bâton les pierres du chemin et aussi de suivre de près, chacun emboîtant son pas dans celui qui le précède.
C'est moi qui ouvre la marche, mon père est derrière. Devant les maisons du haut du village, un chien aboie. Il ne faudrait pas que les Allemands, les douaniers français ou même quelqu'un d'autres du pays nous voient. Dans l'ombre, nous passons devant la Croix du Ruisseau ; je fais le signe de la croix et prie à Dieu que nous ayons une bonne journée avec en final la réussite de l'expédition.
Au lac de Cabanas, nous avons la surprise de rejoindre un autre groupe (de Juifs belges). Il est conduit par Jean-Baptiste Rogalle Matiélot qui n'était pas encore mon mari à l'époque, et comprend une famille de 4 personnes : le père, la mère, leur petit garçon de 8 mois et la grand-mère, tous 4 demeuraient chez le Cabaillé. Nous ne savions pas que Baptiste faisait ce passage. Il nous explique que parti vers minuit, il n'avait avancé que très lentement. Nous nous arrêtons tous pour manger près du lac. Il fait jour maintenant ; on ne peut s'attarder, il faut continuer. Il m'est impossible de décrire les efforts qu'il fallait déployer. Tout le monde est déjà fatigué ; on avance petit à petit. Les femmes s'assoient de plus en plus souvent en suppliant "une minute, une minute". Mon père répondait : "Il faut avancer. Allons courage, on ne peut redescendre, il y a les Allemands. Là-haut, si le temps se gâte, on ne peut rester."
Nous faisons une pause, puis repartons dans les éboulis vers le port de Guillou. Avec mon père, nous allons d'un rocher à l'autre, tendant la main à ces hommes et femmes maintenant épuisés. Baptiste s'occupe de la maman et de la grand-mère du bébé. C'est le père qui porte celui-ci dans un duvet accroché autour du cou par une bande d'étoffe et qui repose sur son ventre. Lui aussi est épuisé et je suis obligée de prendre le bébé avec lequel je passe la frontière en premier.
Sur le Col, un rocher porte les initiales F.E. (France-Espagne). À son abri, je pose le bébé dans son duvet sur l'herbe rase. Quelques instants plus tard, arrive un homme du groupe et je peux alors aider mon père et Baptiste à remonter tout le monde.
Le soleil éclaire les rochers. Nous ne nous attardons pas et redescendons côté Espagne en direction de l'étang de Romédo au dessus duquel nous nous arrêtons sur un petit replat."
Jeanne Rogalle, membre de l'Association des Amis d'Aulus et de la Vallée du Garbet.
Une histoire qui finit bien...
À la suite de la parution de cet article, plusieurs personnes ont effectué des recherches qui permettaient de penser que le bébé passé en Espagne par Jeanne Rogalle s'appelait Claude Alfred Henle, né à Saint-Gaudens le 6 septembre 1942. Ses parents, Hans Henle et Laure Henle, née Weiler étaient de nationalité belge.
En novembre 2003, Claude HENLE a été retrouvé à Montréal. Toute sa famille avait réussi à s'échapper de l'Espagne et s'est installée au Canada. M. Henle a 4 enfants et beaucoup de petits-enfants. Depuis ce jour, M. Henle et Mme Rogalle se contactent régulièrement.
Le 10 juillet 2004, Mme Jeanne Rogalle a reçu la Légion d'Honneur à Aulus-les-Bains en présence de M. Henle.
Le 30 octobre 2005, elle a été décorée de la Médaille des Justes à Aulus-les-Bains.