André Tastet - Promenade à travers champs

André TastetUn kommando situé à 20 kilomètres de la frontière française, des prisonniers occupés à démolir la ligne Siegfried par tous les temps, une nourriture insuffisante, des brutes habillées en gardiens et il n'en fallait pas davantage pour rêver de liberté.

Des camarades partirent, furent repris, revinrent et l'on nous donna le spectacle de ces camarades tenant pendant des heures les bras en l'air, sous les rires des nazis. Cependant quelques-uns ne furent pas rejoints et c'est à cause de cela que la surveillance se fit de plus en plus étroite : sentinelles doubles, installation de miradors, éclairage, etc...

Préparer l'évasion sans être repéré fut assez difficile. Les jours de pluie, avec un bâton j'agrandissais le caniveau d'écoulement des eaux, j'écartais les barbelés. Ayant remarqué un flottement dans la relève des sentinelles, nous profitons de cela pour nous faufiler sous les barbelés. Mon camarade s'accroche, tire et passe non sans dégât pour sa veste. Je le suis. En rampant nous atteignons quelques buissons, puis un bosquet de sapins. Pendant ce temps un de nos camarades jette de l'eau pour effacer les traces de notre fuite et il nous crie en patois, mine de rien, "bouno chanço".

Nous attendons la nuit, bercés par le martèlement des bottes de nos gardiens qui tournent, tournent, tournent. À la nuit tombante, nous prenons la direction de la Sarre. Nous connaissions une passerelle qui n'était pas gardée. Malheureusement les crues d'hiver l'avaient détruite en partie et il nous fallut chercher un autre passage plus favorable. Longeant la rivière pendant plusieurs kilomètres nous nous trouvâmes tout à coup perdus dans les barbelés qui entouraient un pont non gardé. Nous avons franchi la Sarre, premier obstacle. Nous servant de la lune en guide de boussole et nous repérant sur une vieille carte Michelin, cela ne m'empêcha pas de dégringoler dans un ruisseau et d'en ressortir trempé. Interpellés en pleine nuit au milieu d'un village, nous battons les records du sprint et, après ce moment de frayeur, nous suivons la voie ferrée qui se dirige vers Metz. Nous entendons soudain des voix. Qui est-ce ? Peut-être des évadés, comme nous ? Ne nous laissons pas aller à une curiosité déplacée.

Dimanche ! Nous sommes en Lorraine ! Repos ! La nuit arrive et nous prenons la marche. Je suis fatigué, fiévreux. Toutes les flaques d'eau m'arrêtent et je bois. La pluie tombe, complice de notre fuite car les patrouilles sont rares sous la pluie. Voulant passer sous un pont de chemin de fer, nous y distinguons une guérite, nous y entendons des pas. Nous nous sommes approchés imprudemment. Nous revenons en arrière, entrons dans le bois et nous cachons dans les buissons. Deux hommes casqués nous cherchent, revolver au point. L'un deux passe à quelques mètres de nous. Que faire ? Le jour va venir. Nous serons pris. L'allemand est en sentinelle à 3 mètres de nous. Je me penche à l'oreille de mon camarade.
"Je compte jusqu'à 3. Prenons nos musettes. Et à trois nous filons !". Aussitôt dit, aussitôt fait. L'allemand est surpris, il court, nous le distançons. C'est une course folle à travers bois, la peur nous donne des ailes. Nous nous arrêtons plusieurs fois pour écouter les bruits et nous entendons les craquements qui nous prouvent que l'on nous suit toujours et nous repartons de plus belle. Enfin ! C'est fini ! Le jour arrive, repos dans un taillis bien fourré.

Au matin du troisième jour nous nous approchons d'un village, près de la nouvelle frontière. Nous avons confiance, nous entrons dans une maison pour demander à nous reposer dans la grange. "Je n'ai rien, nous dit la femme, mais allez là, on vous y recevra très bien !", et elle nous indique une maison à une centaine de mètres. Nous y allons, en route nous croisons une autre femme à laquelle nous demandons des renseignements : "N'allez pas là, nous dit-elle, c'est la Gestapo ". Nous avons compris. Nous reprenons les bois. La principale frontière reste à franchir. L'après-midi nous arrêtons un jeune homme qui passait en bordure du bois. "La frontière est difficile à franchir par ici, nous dit-il, les allemands font leurs patrouilles avec de gros chiens ". Il nous fait un plan de passage entre deux fermes. Nous attendons l'aube et nous passons. La lune s'est éteinte et les lumières s'allument déjà dans les fermes. Rien à signaler si ce n'est que nous ramassons un beau lièvre pris à un collet. Nous passons la journée dans une haie touffue et large, en plein champ. Nous dépouillons le lièvre, nous grillons quelques cigarettes. Nous repartons le soir vers la Meuse. Nous apercevons une maison et nous nous en approchons. Mon camarade reste à l'écart, j'approche du seuil. Un homme se présente. "Ne restez pas là, dit-il, entrez !".

Je lui demande de vieux effets civils. Il me questionne. Il a peur des espions. Mon accent l'enhardit. Il va chercher mon camarade. Ah ! Que l'omelette sentait bon dans cette première ferme française ! Nous mangeons de bon appétit. Il n'a plus rien qu'une vieille veste. Il a déjà habillé plusieurs évadés. "Demain, nous trouverons ce qu'il faut au village", dit-il. Sa femme se met en quête d'un gîte pour la nuit. Une jeune fille vient nous chercher et nous voilà bientôt installés dans un bon lit et des draps blancs. Tout le village participe à notre habillement : le facteur donne une veste, le chef de gare un pantalon, l'épicier une casquette, etc... Le lièvre est préparé, nous mangeons. On nous accompagne à Conflans-Jarny en voiture.
En gare de Nancy nous consultons l'horaire. Un employé s'approche et doucement nous dit : "Vous avez besoin d'un renseignement messieurs ?". Un franc sourire éclaire son visage. Nous prenons confiance. "Venez dans mon bureau", dit-il, et il enchaîne : "Vous avez un train pour Paris à 5 heures. C'est le seul qui ne soit fouillé à Revigny car il vient d'Allemagne. J'en ai fait passer 7 ce matin. Nous allons vous établir deux cartes d'identité à la mairie. Vous sentez l'évasion à 20 m".

Dans le train je suis assis à côté d'un soldat allemand. Pas d'imprudence ! Nous débarquons à Paris ! Le lendemain je suis à Dax. C'est là que je dois passer la ligne de démarcation. J'obtiens quelques précieux renseignements sur un passeur de Saint-Sever. Nous voilà bientôt sur la route en bicyclette à cent mètres les uns des autres : le passeur en tête, mon camarade en queue et moi au centre. Quatre allemands nous dépassent. Je garde confiance. Soudain, dans un tournant j'aperçois le passeur encadré par les quatre douaniers ennemis. Je ne peux reculer. Crânement je continue ma route. Je passe à côté d'eux, je leur dis bonjour. Devant cette assurance, ils hésitent et ne m'inquiètent pas. J'entends, le passeur leur dire : "Vous voyez bien que... " le reste de la phrase se perdant. Sur le bord de la route je lis "Ligue de démarcation". Je vois au loin l'attroupement mais je ne vois plus mon camarade sur la route. A-t-il été arrêté ? Sûrement. Que faire ? J'entre dans une ferme pour demander la route. "La ligne est là, me dit la fermière, vous ne l'avez pas franchie. Ne restez pas ici, allez vous en". Je regarde la route. Deux allemands cherchent dans le bois, au bord du chemin. C'est à moi qu'ils en veulent. Je sors de la maison. Je vais vers une grange fermée de deux côtés seulement. À travers les planches mal jointes, je vois les deux soldats qui viennent en vélo vers la ferme. Je suis perdu.

Rien pour me cacher : une voiture et trois barriques. Heureusement, l'une des trois barriques que je soulève est ouverte par le fond. Je la tourne, j'y pénètre et je la coiffe d'une autre ouverte de la même manière. À ce moment la femme vient : "Vous n'avez vu personne ! lui dis-je. - Oui, oui". Les allemands entrent dans la cour, demandent. La femme n'a rien vu. Ils cherchent. Je tremble. Ils partent. L'homme, à présent, averti par sa femme, vient me voir :
- Partez de là tout de suite. Je ne veux pas avoir d'embêtements à cause de vous.
- Laissez-moi là jusqu'au soir. Si je sors en plein jour je vais être pris.
- Si vous ne partez pas de suite, je vous dénonce.

Il me faut donc évacuer les lieux. Je m'enfonce dans le bois. Je suis perdu car je ne connais pas la région, je n'ai plus ni carte, ni boussole. Je suis abattu, découragé. Je tombe, anéanti, prêt à pleurer. Je reviens vite à moi et je reprends mes sens. Je vois les champs, des paysans y travaillent. Je vois aussi la route et des allemands y circulent. J'attends la nuit. Je traverse alors le village aux volets clos. Un homme mène ses bêtes à l'abreuvoir. Me voyant si pâle il s'approche : "Qu'avez-vous ?" me dit-il. Je lui raconte tout. "En effet, les allemands ont arrêté un prisonnier et le passeur. Ils avaient été dénoncés". Je lui demande la maison d'un jeune homme que je me rappelle avoir connu autrefois. Il me l'indique. Heureux hasard ! La famille Dupouy m'accueille et me fait manger. Je dors dans un bon lit. Le moral revient. La brave femme me promet de me faire passer le lendemain. À huit heures, elle me réveille. Une faux sur l'épaule nous partons sur la route et à ma grande stupeur, je vois mes deux allemands de la veille qui patrouillent. Je les reconnais. Vont-ils me reconnaître ? Je fais part de mes craintes à la brave femme qui m'accompagne. Nous entrons dans une maison attendant anxieusement que nos deux hommes, fusil en bandoulière, se déplacent. Le maître des lieux, une faux sur l'épaule sort et me fait signe. Je le suis. C'est un mutilé de la guerre 14-18. Il ne va pas vite. Je voudrais courir. Je dois le suivre. Moment d'angoisse. Nous entrons dans la vigne. Quinze mètres plus loin : "Vous êtes en zone libre, me dit-il".

Je ne saurais vous dire le choc que je ressentis. Enfin sauvé, j'étais libre. Mon pauvre camarade avait été repris à quelques mètres de la liberté et à cette pensée je devins triste. Pourquoi fallait-il donc que le sort se montre si méchant pour certains ? Comme nous aurions été heureux de finir ensemble la randonnée à travers la barbarie.
En remerciant ici tous les braves Français qui on sacrifié leur vie pour venir au secours de ces malheureux évadés, je laisse les traîtres, les mouchards à leurs remords.