Édouard Dupuy - La fin justifie les moyens !
Printemps 1941.
Un timide soleil apparaît enfin dans le ciel brumeux de Westphalie apportant un peu de réconfort dans nos corps et dans nos âmes au sortir de ce dur et pénible premier hiver de captivité. Nous étions un groupe de camarades qui, le soir venu, regardions pensivement à travers la triple rangée de barbelés, l'éclosion des premières fleurs à travers la campagne. C'est dans ces moments-là que nous sentions combien la liberté est une chose sacrée, c'est aussi durant ces instants que la vision de nos Pyrénées Ariégeoises se présentait en nous avec le plus d'acuité.
Cette vie d'esclaves nous devenait intolérable et depuis longtemps déjà nous étions décidés à nous évader, chacun de nous se préparait pour la grande aventure, trafic avec les civils pour obtenir des marks, achats de cartes, de boussoles, d'effets civils, de nourriture qu'avec des ruses de sioux il fallait soustraire aux fouilles successives dont nous étions l'objet, étude d'orientation à la carte et à la boussole de jour et de nuit, bref nous avions fait une sérieuse mise au point, instruits en cela par de récentes évasions manquées parce que trop hâtivement préparées. Notre groupe s'étant réduit à deux par suite du départ de nos camarades dans d'autres kommandos, nous décidons de ne plus attendre et de tenter notre chance. Le 25 juillet au matin, déjouant toute surveillance, nous gagnons une cachette où étaient entreposées nos provisions, nous y restons jusqu'au lendemain. Le 26 à l'aube nous escaladons sans incident la clôture de notre chantier. Marchant de nuit et de jour, couchant à la belle étoile, en bordure d'une haie ou d'un bois, nous atteignons enfin la frontière hollandaise, harassés de fatigue. L'épreuve la plus cruelle de ces étapes aura été la soif qui nous a poussés jusqu'à commettre l'imprudence de nous introduire à l'aube dans la cour des fermes pour y dérober du lait avant le ramassage. Le 30 juillet au matin, nous franchissons la frontière hollandaise au milieu des forêts et passons à Winterwifk. Le 1er août, une pluie torrentielle nous bloque dans une carrière.
Le 2 août, nous reprenons notre marche vers l'ouest passant par Doetinchen, Doesburg, nous atteignons Arnhein. Mon camarade, blessé aux pieds par ces interminables marches, moi-même exténué de fatigue due surtout au manque d'alimentation puisque voici deux jours nous ne mangeons que des betteraves, autant de raisons qui nous obligent à adopter un jeu différent. Les premières difficultés de notre expédition nous ayant rendus plus confiants en nous-mêmes, nous profitons de notre passage dans la grande ville hollandaise pour prendre le train, les marks ramassés pfennig par pfennig vont nous servir, les kilomètres défilent bien plus rapidement et plus confortablement qu'à pied, notre espoir grandit à mesure qu'augmente la distance qui nous sépare de notre prison, les villes se succèdent, Eigmegen, St-Hortogenbosch où il nous faut changer de train et enfin Eindbouen à 25 kilomètres de la frontière belge. Nous reprenons notre marche pédestre après avoir passé la nuit aux abords de cette ville ; à quelques kilomètres de la frontière, nous tombons sur une patrouille de douaniers hollandais, nous leurs expliquons notre condition et ils nous laissent passer ; nous venons d'avoir chaud.
Le 3 août, nous franchissons la frontière belge, quelques instants après nous approchions du grand canal qui va de la mer au canal Albert, longe toute la frontière ; nous savions avant notre départ que les allemands s'en servaient comme barrage, c'est donc avec prudence que nous abordons ce nouvel obstacle. Blottis dans les taillis nous surveillons attentivement les berges, notre longue observation nous permet de constater qu'une patrouille allemande passe toutes les heures, inutile d'aller voir ce qui se passe, nous entendons les pas décroître peu à peu, nos vêtements attachés sur notre tête, nous nageons vers l'autre rive que l'on s'empresse de quitter une fois atteinte pour se rhabiller cent mètres plus loin.
Le 4 août nous reprenons le train à Lommel-les-Nines pour Bruxelles via Anvers. Nous continuons sur Namur et faisons un crochet jusqu'à Huy où je connaissais des amis. Munis d'utiles renseignements nous abordons la frontière Française à Bouillon, nous foulons le sol Français le 5 août à 3 heures de l'après-midi non sans quelque émotion ; nous passons la nuit à Sedan, chez de braves gens qui nous avaient été recommandés en Belgique. Le 6 août, nous reprenons le train vers Châlons-sur-Marne après avoir sauté la zone rouge dans un train de marchandises. Le 7 août, nous sommes à Paris ; des amis généreux nous accueillent et renflouent notre bourse que ces diverses aventures avaient mise à sec. Le 8 août, munis d'une carte détaillée de la ligne de démarcation nous atterrissons à Charroux aux environs de Poitiers. Le 9 août, passage de la ligne de nuit et à travers champs nous parvenons à Limoges en jouant la resquille dans les trains. À Toulouse, je quitte mon camarade d'évasion qui continue son voyage vers sa Provence natale.
Le 11 août enfin, j'avais la joie de voir se profiler à l'horizon les cimes couserannaises et de revoir parents et amis.