Édouard Parcyjaglia - Impressions de voyage
Juin 1940, un mois, une année, un siècle. Les quatre mois d'attente sur nos positions de la ligne Maginot, la surprise de l'attaque sur la Belgique, Rethel, les replis désorganisés, les trahisons multiples et l'indiscipline générale caractérisent le premier semestre de cette année mémorable et funeste.
Puis viennent le déshonorant armistice avec toute son horreur et la captivité sans condition ni combat. Nous voilà donc prisonniers, prisonniers du passé et prisonniers du présent. Conduits comme des troupeaux, par milliers, nous franchissons le Rhin, à Kiel, le premier juillet. Quelle honte ! Me voilà prisonnier de ces brutes déchaînées, de ces nazis sans scrupules, de ce peuple sans dignité. Eh bien non ! Ils ne me garderont pas.
Affamé, les pieds blessés et meurtris, j'arrive au Kommando à Wilberg. Nous sommes vingt, je suis le chef. Deux semaines me suffisent pour réussir à grouper autour de moi cinq camarades d'infortune, les plus sûrs et les plus vaillants. En quelques heures, dans le secret le plus absolu, nous préparons notre évasion. Nous sommes au 16 juillet.
À 23 heures, profitant de l'absence des gardiens, nous partons confiants et courageux. Je n'ai qu'un seul regret, celui de laisser derrière les barbelés quatorze camarades plus ou moins fatigués et complètement découragés. Après avoir marché pendant plus d'une heure, nous nous arrêtons à la lisière d'un bois. Ma joie est immense.
Notre départ n'a pas été remarqué. Nous sommes libérés. L'étoile polaire nous guidera désormais dans cette nuit, chaude et embaumée. À ce moment, j'entrevois l'évasion dans toute sa grandeur ; elle est là, passionnante dans sa rudesse et ses cajôleries, elle est là dans ces paysages inconnus, dans sa réalité merveilleuse, dans ces mystères qui la rendent plus merveilleuse encore. Elle affole de joie et d'anxiété six hommes jeunes qui désormais seront forts, très forts et rien ne les arrêtera plus. Nous partons droit devant nous. Une seule direction nous guide : l'ouest ; un seul but nous attire : la France ; un seul idéal nous possède : revoir nos familles et nos amis quittés depuis quelques mois et desquels nous n'avons aucune nouvelle. Sont-ils en vie ? Où se trouvent-ils ?
Après quelques minutes de repos nous repartons ; nous marchons toute la nuit, sans parler, sans boire ni manger. Au lever du jour, nous préparons nos provisions de la journée. Les salades et les pommes acides et coriaces formeront notre menu. Vers sept heures, nous nous enfonçons dans un bois touffu. Les épines de pins formeront notre litière et les branches notre abri. Nous passons la journée tranquillement ; à tour de rôle, nous nous relayons pour assurer la garde et scruter les environs. De temps en temps, un oiseau égaye notre solitude. Nous repartons le soir ; marchant sans bruit, nous contournons les villages, traversons les ruisseaux, escaladons les collines.
Le dixième jour, nous arrivons au Rhin, sauvage et tumultueux ; sur une barque, nous le franchissons à deux heures du matin. Nous sommes sauvés. L'obstacle le plus dur est franchi. Nous continuons toujours. À Benfeld, le grand jour nous surprend. Nous nous réfugions dans une grange. La journée passe paisiblement. Vers huit heures du soir, le fermier Alsacien venu chercher de la paille, nous aperçoit. Pris de peur, il commence à hurler. Le poste allemand, situé à quelques mètres, est alerté. Avant de pouvoir nous sauver, la ferme est cernée. Les SS nous cueillent sans mal, braquent leurs mitraillettes dans notre direction.
Nous avons été trahis une fois de plus. Pris, emmenés au poste, fouillés, questionnés, griffés et mis à la diète, nous sommes jugés le lendemain.
Résultat : deux mois de camp de concentration à Mümingen. Adieu, chère France ! Adieu, chers parents ! Adieu, la liberté ! Mais non, pas encore.
Les deux mois se passent, tristes et longs comme des siècles, deux mois de bagne pendant lesquels nous sont prodigués les cailloux de la carrière, les coups de crosse, les injures. L'unique gamelle de soupe de la journée nous permet de vivre et nous empêche de crever. La dysenterie apparaît. Les poux font leurs ravages. Le stage est enfin terminé. Ils n'ont pas eu ma peau.
Nous repartons. J'arrive à Derdnigen le 6 octobre. Je change de profession. Me voilà successivement tourneur, fraiseur et finalement chargeur de scories jusqu'au 16 février 1941. À ce moment, dégoûté par ces métiers, dégoûté de la vie de prisonnier, je repars de nouveau avec deux camarades. À minuit, nous quittons l'usine. Nous marchons six jours dans la neige. Arrivés dans les faubourgs de Karlsruhe, la chance nous quitte ; les traces de pas sur la neige nous amènent un boche dans la cabane où nous sommes réfugiés. Nouvelle capture ; quinze jours dans la forteresse de Radstatt, deux mois de plus à Münsingen, puis Moosburg en Bavière, clôturent cet échec. Le 18 juin, je suis affecté dans une ferme à Mitterlern. Le fermier, avare et mauvais, est souvent furieux de constater que les nids du poulailler sont vidés. Il a également dû récolter des pissenlits dans son champ de betteraves. En cinq semaines, j'arrive à me procurer le pantalon du fermier, son portefeuille contenant quarante marks, un blouson taillé dans une couverture, une paire de souliers et un chapeau vert garni d'un magnifique blaireau.
Fier comme les vieux coqs gaulois, j'abandonne mes camarades de chambrée le dimanche 27 juillet à 22 heures. Je marche toute la nuit. À sept heures du matin, j'arrive au chef-lieu de canton. La petite gare, fleurie et coquette, m'abrite jusqu'à l'arrivée du train de 08h47. Je pars à destination de Saarbrücken. Le voyage a duré toute la journée. Ulm, Munich, Stuttgart, villes militarisées où je ne vois que des uniformes verts, gris, kaki et noirs ne me plaisent pas et je n'ai qu'une seule idée : celle d'arriver à destination le plus tôt possible.
À Saarbrücken, je franchis la frontière sans le savoir. Connaissant Forbach, je m'oriente facilement et Merlebach m'accueille aussi chaleureusement qu'en 1935. L'autobus de Merlebach à Metz est le plus bel autobus que je connaisse. Aussi en ai-je profité pour parcourir ce trajet avec un maximum de confort. Quelle est ma déception à Metz : tout le monde parle français. Pourtant, six ans plus tôt, l'allemand était de rigueur. Deux heures après mon arrivée dans cette ville, je fais la connaissance de Monsieur Kiefer. Très affable, il me donne l'hospitalité pendant 4 jours. Dans cet intervalle, il me trouve un passeur. Le 12 août, vers minuit, nous traversons la dernière barrière séparant la Lorraine de la zone occupée. Je suis désormais libre. Vive la France ! Le 13 août, l'autobus de Pagny-sur-Moselle m'emmène tranquillement à Nancy où les uniformes allemands sont aussi nombreux qu'à Münich.
Le 14 août, le train me conduit paisiblement à Douai. Quelle surprise à mon arrivée dans cette ville familière que je ne reconnais qu'à peine. La moitié des maisons n'existent plus. À vingt-deux heures trente, je frappe à ma porte. Les larmes de joie couronnent mon succès et la nuit passe dans l'intimité la plus complète.
Aucun crépuscule ne m'aura paru aussi beau que celui du 15 août 1941.