Jean Labat - Vers un ciel bleu, bleu de France

Jean LabatVendredi 8 août 1941.
Minuit ! Malgré l'heure tardive et la fatigue de la journée personne ne dort. Ils sont là, une douzaine qui préparent l'évasion de 3 de leurs camarades.
Vite, on entasse les dernières conserves dans les serviettes de cuir si chères aux Teutons, dérobées la veille, vite on embrasse les copains et voilà 3 civils descendant l'escalier grinçant de leur prison. La lumière brille encore dans la chambre du gardien. Jean, Louis et Claude rampent. La cave ! Les barreaux préalablement sciés ne tiennent plus. Ils se glissent par l'étroit passage. Les voilà dans la cour. Ils se dirigent vers une buanderie dont la fenêtre donne sur une rue de la ville. Ils écartent les barbelés. Ils sautent par la fenêtre. Malgré une poubelle renversée le gardien ne donne pas signe de vie. Libres ! Ils vont à la gare de Marseburg et prennent 3 billets pour Francfort. S'engouffrant dans les wagons, ils s'endorment bercés par le roulis des voitures de la Reichbahn ! Le sous-officier Allemand qui était dans le même compartiment ne s'est jamais douté qu'il a servi d'oreiller à un prisonnier Français en mal de promenade.
À 6 heures du matin Francfort les reçoit. Ils s'engagent délibérément dans la Bakstrasse. Revenant à la gare ils se préparent à la deuxième étape qui doit les amener vers Aix-la-Chapelle ! Ils y parviennent à 6 heures du soir, traversent cette ville sans embûches et se trouvent bientôt dans la campagne. Cachés dans un bois touffu, ils mangent. Dérangés par deux amoureux, ils ne s'en soucient nullement et continuent leur dîner. La nuit vient ! Il pleut ! Du ciel zébré d'éclairs, des trombes d'eau fondent sur eux. Le jour arrive enfin ! Dimanche ! La pluie ne cesse de tomber. Comment trouver la direction de la Belgique ? pas de boussoles, point de renseignements. Ils reviennent vers la ville, arpentent les rues. Soudain, ils croisent un groupe de prisonniers. Promptement et à voix basse Jean interroge : - "Suivez les rails du tramway et à 10 kilomètres, c'est la Belgique !" Voilà donc nos trois gaillards longeant la voie ferrée, franchissant un tunnel, puis, transis par la pluie, s'abritent dans un blockhaus. Ils y mangent de bon appétit, ils s'y reposent et ils y laissent le digne témoignage de leur passage !!!

Ils repartent. Une borne leur indique "Moresnet 6 kilomètres". Moresnet est en Belgique ! Le petit chemin forestier leur paraît plus beau, le ciel plus bleu, la vie plus belle ! Nos trois amis se glissent d'arbre en arbre, sans se soucier des flaques d'eau ou de la boue. Tout à coup, ils aperçoivent la frontière avec la maison de la douane et la barrière traditionnelle. Des chiens aboient ! Vite le poivre servant à dépister ces dangereux animaux !

Ils vont maintenant à quatre pattes, à la file, crottés comme des caniches, vers la Belgique et la liberté.
Prudence ! Ils approchent ! Ils passent ! Ils sont en Belgique ! Cette terre amie, comme pour saluer leur arrivée, allume un resplendissant soleil. Ils se relèvent et fuient droit devant eux, vite, très vite, loin de cette race maudite. Ils fuient toujours, l'œil aux aguets, et se réfugient dans un bosquet. Pause ! Halte réparatrice ! Jean bourre sa pipe, Louis s'écarte pour repérer le terrain. Soudain, venu l'on ne sait d'où, comme un diable sorti d'une boîte, un homme se dresse devant eux et en allemand demande : "Que faites-vous là ?" Sans réponse, ils entourent l'intrus. Une flamme brille dans leurs yeux. Ils sont prêts à tout. L'homme pâlit et en Français leur dit : " Suivez-moi. La ronde n'est pas loin. Ils vont vous prendre ". Vont-ils suivre ? Ils se décident enfin et l'accompagnent vers une maison aux tuiles rouges, à flanc de coteau. C'est un Belge, ami de la France.

Réception grandiose est faite à nos amis ! Rasés, réchauffés, gavés de bonnes choses, ils goûtent un repos bien gagné. Une ombre reste au tableau. La nouvelle frontière n'est pas encore franchie ! Le lendemain soir ils franchissaient la frontière de Hollande sans encombre guidés par ce brave Belge, qui leur fut d'un grand secours. Celui-ci les amena chez un de ses amis hollandais qui les reçut et les fit monter dans un train de marchandises pendant qu'un employé complice attirait par ailleurs l'attention des soldats allemands de garde. Ils descendent lentement vers la France, mal à l'aise entre les poutres qui remplissent le wagon et la cloison de bois. Le train arrêté, stoppé dans une gare inconnue, ils tiennent conseil à voix basse. 2 heures du matin ! Tout semble dormir alentour. Au petit jour ils quittent le wagon et partent à l'aventure. Appelés par une ombre grisâtre, Jean et Louis, emportés par l'élan, passent sans sourciller. Claude s'arrête près d'un petit vieux qui lui apprend qu'ils se trouvent à Bruxelles, dans la gare de triage. Claude rejoint ses amis et s'explique. Toutes les solutions sont envisagées. Ils décident d'aller vers la ville ! Ils déambulent à travers les rues ! Ils se méfient. Demandant un renseignement à un agent, celui-ci leur indique le Commissariat. Que faire ? Il ne faut pas hésiter. Jean fait signe à ses amis et entre. Il faut trouver une histoire vraisemblable de suite, sans cela ils sont perdus. Et voilà : Français, travaillant à Paris avant d'être envoyé à Bruxelles il a été blessé et n'ayant pu faire les démarches en France, il cherche le siège de la compagnie d'assurances qui le protège et dont une succursale se trouve à Bruxelles. On le renseigne. La vérité est que Jean était employé en France dans cette compagnie d'assurances. Ils y vont. Reçu par le Directeur, Jean s'explique, d'abord timidement, mais prenant peu à peu assurance, enhardi par les paroles encourageantes du directeur. Celui-ci leur donne 500 marks et leur délègue son fondé de pouvoirs en qualité de guide à Bruxelles. A 16 heures, ils s'embarquent pour la dernière étape de leur voyage à travers la Belgique. R... petite ville belge est séparée de S... ville frontière française par deux simples barrières qui enclavent une zone jadis neutre de 50 pas environ. Ignorant tout du chemin à suivre, nos amis ont adopté le plan suggéré par leurs amis bruxellois. Ils demandent à être introduits près de l'agent de la même compagnie d'assurances, où ils sont envoyés par le Directeur de Bruxelles.
- Cher Monsieur X, nous sommes envoyés par Monsieur Y, Directeur de votre compagnie à Bruxelles. N'ayant pas de lettre d'introduction à vous produire Monsieur Y m'a prié de me faire connaître de la façon suivante : je savais que, si je ne vous trouvais pas dans votre bureau je devais aller vous quérir au café du Commerce où tous les soirs vous faites votre partie de cartes avec M. M votre assuré auto n° 2454 (ici, Jean consulte son calepin) et avec Monsieur T votre assuré loi n° 24546.
- Cher Monsieur, je n'ignore pas que Madame se nomme Marguerite, votre fille Juliette et que votre fils Henri a été décoré à Dixmude durant cette dernière guerre.
Jean a soigneusement déchiré les différentes feuilles de son carnet et les ayant froissées les jette les unes après les autres dans la corbeille à papier placée à côté de son interlocuteur. Ce dernier est perplexe.
- J'admets, devant l'évidence, dit-il, que vous m'êtes envoyés par Monsieur Y mais que désirez-vous de moi ?
- Nous sommes en Belgique, répond Jean, et le désir du Directeur de vote compagnie serait que vous nous facilitiez notre passage en France.
- Je suis vieux, mes amis, mais ce que je ne puis tenter mon fils le réussira.

Nos amis font alors connaissance de celui qui fut décoré à Dixmude, l'affaire s'enchaîne et après échange de sympathies les quatre hommes se dirigent vers les barrières frontières qui bouchent l'extrémité de la grand'rue. Quelques instants après, ils abordent le passage. Le soleil, à son déclin, dans son triomphe d'or s'abaisse majestueux sur la terre de France. L'instant est émouvant.

D'un pas égal, impassibles, tels des ouvriers français regagnant leur logis, les 4 hommes franchissent la frontière, inspectés par les Fritz de la garde. Tout cela paraît fort simple.
Comme s'il avait attendu pour disparaître que nos amis aient enfin mis pied sur la terre natale, le disque solaire jetant dans l'azur ses derniers rayons se cache brusquement. Le tramway les apporte à Lille. À la gare, ils apprennent qu'une zone interdite les sépare encore de Paris et qu'ils ont encore une frontière à franchir. Ils se concertent. 3 soldats allemands entrent et demandent aux voyageurs les pièces d'identité. Que faire ? Pas de papiers ! Ils vont être repris ! Non, ils passent sur le quai et se faufilent à travers les trottoirs.

À 8 h du matin, ils arrivent à Lamothe Beuvrière à 10 kilomètres d'Amiens, petit village entre zone interdite et zone occupée. Le chef de gare à qui ils se sont ouverts de leurs projets les adresse au propriétaire de l'unique café du village. Le coin est particulièrement surveillé. Deux Polonais y furent abattus la nuit dernière. Le passeur se fait fort de les amener de l'autre côté à condition de verser 400 francs. Louis, Claude et Jean sont surpris. Ils ont connu des aides teutonnes, des amitiés hollandaises, des secours belges et voici que leurs frères français se refusent à les aider, si ce n'est moyennant finances. Ils n'ont besoin de personne. Ils passeront seuls. Louis propose "d'arranger" la sentinelle. Cela n'est pas de sa faute, il n'aime pas les Chleus. "3 hommes en valent bien un" dit-il !

Devant un tronc d'arbre qui barre partiellement la route, le factionnaire se promène. À l'approche des trois français, il croise son fusil et fait quelques pas dans leur direction.
Prévenant le geste de Louis, Jean a devancé ses amis et il baragouine une histoire invraisemblable qui paraît fort plausible au soldat. Ils sont ouvriers français qui travaillent à la "Flakp" d'un camp d'aviation d'Amiens. Ils se sont trompés de station et l'ingénieur qui les accompagne est en première classe dans le train qu'ils viennent de quitter. Ce cas spécial ne figurant pas dans les consignes de la sentinelle, il ne cherche pas à comprendre les papiers qu'on lui montre et il fait signe de passer, mais "halt fressen" s'écrie-t-il !
- Pas de danger, mon vieux ! Les Français savent "fermer leur gueule" comme tu le dis si bien.
Nos amis couchent le soir à Paris. Le reste fut pour eux un jeu d'enfant et ils refusèrent encore les services de ce passeur de Dax qui leur demandait 6 000 francs pour passer la ligne de démarcation.

Ils ont lutté, ils ont vaincu.
Ils sont libres !
La vie reprend pour eux mais toujours ils seront "contre le boche".