Louis Laffite - Au sortir de la mort

Louis LaffiteAprès 27 mois de captivité, las d'une oppression tyrannique et avide de liberté, je décidais de m'évader avec un de mes camarades. Tentative un peu audacieuse mais qu'il fallait risquer si je voulais enfin retrouver notre chère France.

Le 6 septembre 1942, je partais de Sausemhein le sac sur le dos, bien approvisionné mais le cœur battant, comme vous le pensez. Et ce jour-là, comme pour me donner du courage, ne fut marqué d'aucun incident. Mais le lendemain commençait les premières souffrances. Par une nuit très obscure, j'escaladais des pentes abruptes des montagnes du hasard, j'avais soif et pas une goutte d'eau à boire. Le jour j'avançais très peu, essayant d'échapper au regard des personnes qui traversaient les bois. Combien de rencontres inattendues m'ont obligé à changer de direction me jetant ainsi dans de très mauvais passages où, à chaque instant, je risquais ma vie.

Le 10 septembre, au petit jour, je traverse les premiers fortins de la ligne Siegfried, envahis de tous côtés par des champs de mines. Je suis en Alsace et mon cœur se gonfle d'espérance et de joie. Je ne saurais vous dire mon bonheur, lorsque, pour la première fois, mes pas ont foulé le sol de notre vieille France. Mais je ne suis pas au terme de mes épreuves. Villages et fermes se succèdent, je les évite. Le brouillard épais qui s'étend au loin m'oblige à ralentir ma marche. Mes pieds sont complètement mouillés et une soif intense me dessèche le gosier. Heureusement, quelques pommes vertes cueillies en route me désaltèrent.

Le 12, j'arrive devant la plaine immense de Reischoffen où j'attends la nuit, camouflé dans un petit bosquet pour repartir. Malgré mon courage et mes bonnes jambes la fatigue me gagne et les provisions s'épuisent. Me voilà en quête tous les jours de quelques fruits, pour allonger ma maigre pitance. En pleine Alsace, les détours se succèdent et j'escalade de dures pointes pour échapper à la vue des bûcherons qui travaillent dans les bois. Ici, malgré la boussole, déguisée sous forme de stylo, je me trompe de direction et je me vois dans l'obligation de stopper devant le canal de la Marne au Rhin. Aucun pont pour m'échapper, voici une écluse et la maison de l'éclusier. Sans réfléchir je m'élance, le canal est passé, personne ne m'a vu. Quel bonheur ! Ce n'est pas fini. Aussitôt après, une large rivière me bloque entre le canal, la route et la voie ferrée. Ici encore pas de passerelle, tandis qu'à ma droite j'aperçois un chantier. Instinctivement je me jette à l'eau et je traverse à la nage. L'eau est froide mais qu'importe, je ne la sens pas, puisque j'atteins la rive opposée. Et je continue ma marche. Mes effets mouillés me glacent le dos et de longs frissons secouent mes épaules bien lasses.

Le lendemain, je suis en Lorraine. Encore une mauvaise direction donnée par un civil rencontré sur mon passage m'oblige à allonger ma route. Que de kilomètres ! Je n'en connais plus le nombre. Je voudrais avoir des renseignements, à tout hasard je frappe à une porte. On ne dédaigne pas de répondre. Un jeune homme m'indique le chemin, je suis à 250 mètres de la frontière que les douaniers allemands surveillent et je dois passer sur le pont au bout duquel ils ont installé leur poste. Pendant longtemps j'hésite puis exaspéré, je me décide à foncer. Sous le costume d'un simple ouvrier se rendant à son travail, je traverse. Mes nerfs sont tendus, mon cœur bat plus fort mais j'affecte un air calme et tranquille. Personne ne me dit mot, aucun papier ne m'est demandé. Encore une fois la chance me sourit et me voici de l'autre côté. Je ne peux en croire mes yeux. À bout de forces, mon courage renaît. Je suis en France maintenant ; bientôt je vais revoir ma famille. Je me dirige vers Baccarat. Je prends le train tout en me camouflant bien entendu mais pour contourner Épinal, bien gardé, je suis obligé de descendre et je fais 30 kilomètres à pied. Me voici devant Dôle. Qui pourrait bien me renseigner ? Tout le monde me paraît suspect et le 19 septembre je couche en bordure d'un champ, par une nuit très froide.

Le 20 septembre, je me dirige vers la ligne de démarcation, où je rencontre un passeur. Celui-ci est très courageux, cela me donne confiance, mais il faut traverser la Loue. Nous n'avions pas fait 10 mètres que des baigneurs, des Allemands comme vous l'imaginez, coupent net notre marche en avant et pendant une heure nous restons cachés derrière un buisson. L'endroit est périlleux. Qu'allons nous devenir ? Tout à coup surgissent les douaniers allemands en patrouille. Nous prenons la fuite. C'est le seul moyen d'essayer de nous échapper de leurs griffes crochues. Ils nous ont aperçu. Nous filons à toute jambe tandis que de chaque côté les balles sifflent à nos oreilles. Un bras de rivière nous permet de prendre un peu d'avance. Les douaniers appellent leurs chiens ; nous entendons leurs cris désespérés ; nous ne pensons pas que notre fin est peut-être bien proche, nous courons toujours, à bout de souffle. Je ne sais comment nous arrivons à les perdre. C'est encore un miracle tel que la providence en fait éclater parfois. Épuisé, je m'abrite sous un hangar. Bientôt je grelotte de froid et je meurs de faim. Dans les fermes voisines, personne ne veut me recevoir car "On fouille" me dit-on. Le lendemain, un jeune gars, encore un passeur, me rejoint et m'amène dans un café à Dôle où enfin je me rassasie et où pour la première fois je bois du bon vin de France. Je donne 2000 francs au passeur et nous partons. La pluie tombe, je suis trempé jusqu'aux os. J'arrive devant la Loue que je franchis une seconde fois. L'eau m'arrive à la poitrine. Nous voilà en France libre. Un soupir de soulagement soulève ma poitrine et je fais éclater ma joie par des chansons et des rires.

Le 22 septembre j'arrive au centre d'accueil où une bonne soupe bien chaude me réchauffe. Le lendemain, je suis dirigé vers le centre de démobilisation de Bourg. Les formalités remplies, je vais rejoindre cette fois mon village natal. Le 24 au soir je suis chez moi avec toute ma famille.

Vous dire mon bonheur et ma joie c'est peu à côté de ce que j'ai ressenti ce soir-là. Seuls les camarades qui ont réussi comme moi cette évasion et qui ont connu les mêmes souffrances ont apprécié la joie du retour et la liberté reconquise.