Louis Rivière - La fortune favorise les audacieux
Audaces fortuna juvat, la fortune favorise les audacieux.Tout prisonnier adore la liberté.
Mes relations amicales avec les ouvriers polonais m'avaient permis d'acquérir, en échange de tabac et de chocolat, une tenue civile convenable. Ainsi vêtu, les cheveux coupés ras autour du crâne, le chapeau vert traditionnel, content d'être libre et faisant comme Perrette des "châteaux près de l'Espagne" je me dirigeai vers la gare quelques minutes avant le départ du train pour Berlin. J'avais pris des leçons d'accent afin de prononcer le mieux possible la phrase me permettant de prendre un billet sans trahir mon origine. Tout se passa le mieux du monde et je sortis sur le quai.
Respirer librement ! Marcher, vivre ! La distance était courte à présent qui me séparait des miens ! Je les revoyais, je les embrassais tous ! La main d'un schupo tapant sur mon épaule mit fin à ces tendresses et d'une voix rude, en Allemand " Suivez-moi ". J'étais pris. J'avais été dénoncé ! "Adieu ! Veau ! Vache ! Cochon ! Couvée ! Et sur mon carnet de notes, à cette date, je marquai simplement : évasion manquée.
Mon rêve fini, je me retrouvai dans une étroite cellule humide et froide. Un écriteau accroché au mur portait ces mots : "Défense de lire, de fumer, de parler, de siffler, de chanter, de s'asseoir, de se coucher etc..." La sollicitude de mes gardiens se borna à m'apporter en 15 jours trois fois à manger, les quatrième, huitième et douzième jours. Encore poussa-t-on le sadisme à me donner au premier repas des poissons tellement salés que, malgré mon appétit, je ne pus en avaler une bouchée.
À ma sortie de cellule, je fus incorporé à la "straf companie" ou compagnie de discipline. Ici, exercice continuel dans le sable du matin au soir. Celui qui ne pouvait suivre la cadence, qui donnait des signes de fatigue était pris à part et il en "bavait" pendant des heures. Ajoutez à cela que ces Messieurs, par complaisance, vous rendaient visite cinq fois par nuit, toutes les nuits, faisaient un rassemblement chaque fois et comptaient les suspects, et vous serez fixés sur ce séjour agrémenté de bouillon d'orties en guise de soupe !
Je fus ensuite expédié au kommando 594. Travail dans les bois ! Je me liai immédiatement d'amitié avec un Parisien qui, lui aussi avait échoué dans une première tentative d'évasion. Nous préparâmes ensemble notre deuxième sortie. Il faut savoir ce que représente pour un prisonnier la préparation d'une évasion : 6 mois nous furent nécessaires. Il fallut se procurer vêtements civils, boussoles, cartes, économiser sur ses rations afin d'avoir des vivres de réserve, cacher tout cela hors du kommando, étudier les itinéraires et surtout se méfier... même des camarades. Tout cela nécessitait des fugues hors des barbelés afin de prendre contact avec des travailleurs libres polonais qui nous étaient d'un précieux secours... moyennant finance évidemment.
Par une belle nuit de septembre, à minuit, nous quittâmes le kommando pour prendre le chemin de la France. Folie que de tenter une chose impossible ! Folie que d'avoir la conviction de parcourir à pied 2000 km ! Folie que de ne point évaluer les probabilités d'échecs ! Folie, de partir pour une aventure insensée ! Oui ! Folie ! Cependant il y eut des fous qui réussirent. Nous serions partis à 1 chance sur un million car au bout de celle-là il y avait la France, la liberté, l'air pur, la vie ! Peu importait qu'il y eût au bout des autres la cellule ou Rava-Ruskal ! Nous n'y pensions pas. La confiance et aussi l'idée de notre supériorité de Français nous auraient permis d'accomplir des miracles. Mon camarade Robert et moi manquâmes encore de chance... et de prudence. Ayant décidé de ne marcher que la nuit nous devions nous cacher le reste du temps dans les taillis ou les bois touffus. Après une nuit de marche, pressés d'arriver, ne voyant personne dans les champs car c'était dimanche, d'un commun accord, nous mettions le cap vers l'Ouest. Quelques minutes plus tard, deux hommes courraient dans la plaine poursuivis par une bande d'hommes et de femmes hurlant et criant comme des démons. Les deux premiers ne disaient rien, mais ils distançaient peu à peu leurs poursuivants et ils s'approchaient d'un petit bois qui devait les sauver. Malheureusement, tout à coup, une moto fonçant dans les champs fraîchement moissonnés et portant 2 SS mit fin à tous les rêves, 6 mois de travail anéantis à cette minute. Des regrets, oui, mais au dessus de tout, une idée : repartir. Il y avait une revanche à prendre. Cette évasion se termina d'une façon inattendue car moyennant deux tablettes de chocolat, le policier allemand nous conduisit à notre kommando sans rien révéler de notre tentative. Dimanche ! Personne ne s'était aperçu de notre départ et nous reprîmes nos anciennes habitudes.
Fermement décidé à quitter cette terre peu hospitalière, je cherchais une occasion favorable. Ma troisième évasion ne me prit pas grand temps de préparation.
Un jeune camarade, se trouvant seul au dernier moment vint me voir un dimanche soir après l'appel.
"- Toujours décidé ? me dit-il
- Oui !
- J'ai une occasion.
- Quand ?
- Demain soir 5 heures.
- Où ?
- À la gare.
- Je n'ai rien, lui dis-je.
- J'ai quelques biscuits. D'accord ?
- D'accord ! Demain soir 5 heures à la gare.
- Je me fais porter malade. Tu devras quitter le travail plus tôt.
- Entendu !"
Et le lendemain soir à 5 heures nous nous retrouvions à la gare. Il avait, pour toute indication, celle d'un employé allemand qui, un jour, par mégarde, avait dit "Lorsqu'il y aura un wagon sur cette voie, il partira sûrement en France". Or ce jour-là des camarades prisonniers français finissaient d'y charger un wagon de pommes de terre. Il faisant grand jour, des employés allemands circulaient à travers les quais et le fameux wagon était placé à 5 mètres des fenêtres de la gare de marchandises. Il y avait aussi des Polonais que nous ne connaissions pas. Grouper tous les Français autour d'un wagon, attirer l'attention des autres sur un point éloigné, sauter dans le wagon ce fut l'affaire d'un instant. Un employé allemand le plomba sans le vérifier et après la pesée, la voie de garage. Au cours de la première nuit nous fûmes sortis de notre somnolence par des coups frappés contre une paroi de bois et nous crûmes que c'était contre le wagon et une voix cria en allemand : "Il faudra sortir de là-dedans". Mon camarade était prêt à se rendre. Je l'en dissuadai difficilement. Le lendemain matin au petit jour nous constations que les paroles entendues s'adressaient à des prisonniers russes dont la baraque était près de notre wagon. Malheureusement, 48 heures après, nous étions encore au même emplacement. Encore une fois mon camarade voulait descendre. Il avait perdu le courage et l'espoir. Nous quittions enfin cette gare avec un bidon d'eau et quelques biscuits. Le voyage s'annonçait mal. À la première grande gare Francfort-sur-Oder, autre arrêt de 36 heures.
Là, deux Allemands discutant auprès de notre wagon, il sembla à mon camarade qu'ils avaient dit : "Il y a deux Français là-dedans", c'était une obsession. Je le rassurai de mon mieux mais il était découragé, abattu. Perdre l'espoir c'est, dans un cas pareil, aller à l'échec. Inutile de dire les précautions qu'il fallait prendre pour faire un mouvement, les pommes de terre en vrac roulaient facilement contre les parois du wagon : 10 minutes pour porter une jambe de la position pliée à la position tendue. Mais lorsque le train s'ébranla ce fut une tout autre histoire. Tous les soirs corvée de poivre et d'ail autour du wagon afin de dépister les chiens policiers dont les Allemands se servaient pour retrouver les évadés. Les derniers jours furent terribles. Nous passâmes 9 jours et 9 nuits sans boire ni manger. Ce fut atroce ! Les peaux des lèvres épaisses, la gorge serrée, les pieds horriblement enflés, sans forces, nous nous frottions le visage avec des pommes de terre coupées en deux. Mon camarade buvait son urine et souffrait de maux d'estomac. Pour comble de malheur notre wagon s'arrêta un jour dans une gare à côté de la pompe à eau. Supplice de l'eau qui coule, supplice de la soif. Mon camarade prit son bidon et il s'apprêtait à descendre. Je fus obligé de le retenir de force. Nous nous battions à cause de cette eau. Je le ramenai à la raison en lui parlant de sa mère qu'il allait revoir, de sa femme et de ses sœurs, et je lui fis honte de sa faiblesse. Il revint peu à peu à la raison.
Le onzième soir de notre randonnée, n'en pouvant plus, il se mit à genoux au milieu du wagon et il appelait de toutes ses forces les camarades qu nous avions laissés au kommando, et il les remerciait de lui avoir apporté de l'eau. Le bruit de ses cris était heureusement assourdi par le vacarme infernal du train en marche. Je commençais à m'inquiéter de cet état. Il fallait tenir puisque nous étions près de la France. Le soir même, à la tombée de la nuit, regardant par les intersections des planches mal jointes j'aperçus "Montmédy". La France ! Nous étions sauvés. J'avertis mon pauvre camarade qui au nom de "France" tomba, épuisé et resta endormi jusqu'au matin. Je ne pus le réveiller.
Le train s'arrêta vers les quatre heures dans une gare éclairée comme en plein jour. D'un côté la gare et ses lumières. De l'autre à 20 mètres, un Allemand faisant les cent pas. Que faire ? Tout à coup un train de marchandises passa entre la gare et notre wagon. Forcer un vasistas, sauter entre les deux trains malgré nos pieds enflés et au risque de nous tordre le cou et nous voilà, de bleu habillés comme les mécaniciens, bleus que nous avions volés au départ, avec de longues barbes, pâles, hagards, traversant des voies et des voies sous le ciel de France. Sauter une palissade et se trouver en pleine ville de Vaires-Torcy, à 4 heures du matin, sans papiers, presque vaincus. Nous demandâmes des renseignements à une brave femme qui partait au travail et qui nous recommanda la prudence, ayant reconnu en nous des situations irrégulières. Heureusement le directeur d'école, sans nous connaître, sans renseignements, sans preuves, nous ouvrit grandes les portes de son logement. L'eau nous parut délicieuse et combien exquis le café au lait, les tartines de pain et de beurre. Notre voyage n'était pas fini. Notre protecteur s'ingénia à le rendre le moins dangereux possible et à midi nous étions à Paris.
De là il me fut assez facile de rejoindre les Pyrénées grâce à des relais organisés par la Résistance, à la complaisance et à la gentillesse d'une famille de la rue. Tocqueville à Paris qui me soigna pendant deux mois comme s'il se fut agi d'un parent sans se soucier des dangers auxquels elle s'exposait. Madame et Monsieur Dablin, qui ne me connaissiez pas, laissez-moi vous exprimer ma reconnaissance et aussi la gratitude de tous ceux de la Résistance que vous avez hébergés sous votre toit.
Il y eut, heureusement, quelques Français de votre trempe. Cela ne s'oublie pas !
Grâce à vous, nous avons été sauvés !
Ainsi finit le merveilleux voyage : Pologne-Paris, en sleeping.