Lucien Albouy - Partir sans tambour ni trompette

Lucien AlbouyIl y avait deux mois que tous les soirs je consultais fiévreusement le baromètre : j'étais prêt.

Je voulais partir, quitter pour la troisième fois cette Allemagne excécrée. Cette fois pourtant ma place n'était pas trop mauvaise. Employé comme fleuriste, (je suis teinturier de mon état) j'avais, grâce aux fleurs vendues en cachette, beaucoup de petites compensations... La bicyclette achetée en commun avec le fils du patron, dont nous nous servions à tour de rôle, et qui devait être le moyen de partir, en était une. Mon patron n'était ni plus ni moins mauvais qu'un autre ; en Allemagne il n'y a pas deux sortes d'Allemands, il n'y a pas de bons Allemands ou de mauvais Allemands, il y a des Allemands... à nous de nous accommoder de leur brutalité de vainqueur, de leur lâcheté de vaincus. Pour ma part, délaissant l'étude des mœurs ou des caractères, je me contentais de vendre des fleurs et de préparer minutieusement ma 3ème évasion.

Enfin, au soir du 30 août 1942, le temps changea et le baromètre se mit au beau fixe.
Comme chef d'expédition, je fis savoir au prisonnier Artaud qui devait partir avec moi que "c'était pour le lendemain matin 5h". Les camarades du kommando promettaient de m'aider, le réveil est avancé d'une heure. Le poste ne s'en aperçoit pas. Au signal la colonne s'ébranle, chacun rejoignant sa ferme, sa maison, son chantier.

En Allemagne, les prisonniers Français commençaient leur journée à 5 heures. Ce jour-là, au kommando 401, elle commença à 4 heures ! Il faisait encore nuit. Je devais retrouver le copain Artaud à la Borne du 1er kilomètre. Sera-t-il là ? Aura-t-il pu, lui aussi, à l'aide d'une fausse clef, pénétrer comme moi chez son patron, emporter les paquets camouflés la veille, et surtout, sans bruit, subtiliser la bicyclette indispensable ? Car notre évasion est ainsi préparée : nous partons en touristes sur les routes d'Allemagne. Nous voyageons le jour de 4 heures du matin à 6 heures du soir et nous prendrons la nuit le repos nécessaire.

Nous avons bon air. Artaud est habillé de gris et porte la casquette allemande. J'arbore un complet vert et le blaireau au chapeau. Sur la selle de nos bicyclettes sont nos bagages : 1 tricot, 1 chemise, des vivres pour 8 jours (sucre, biscuits, chocolat) précieusement conservés ; le tout proprement arrangé, dans des sacoches de toile et un sac tyrolien. Le mot d'ordre est celui-ci : (dans une évasion rien ne saurait être laissé au hasard) d'abord, et surtout, se débrouiller seul en cas de reprise ; puis, s'adapter au mieux d'un état civil nouveau : Artaud est serrurier, moi je suis charpentier, nous sommes tous deux des sujets italiens. Nous baragouinons assez bien l'allemand pour nous tirer d'un mauvais pas.

Je pédale dans l'air frais, me remémorant toutes ces choses tant de fois discutées.
À Dieu vat... l'aventure commence !

Au kilomètre convenu, je retrouve Artaud qui m'attendait. Déjà nous sentons un vent de liberté souffler sur nos têtes. Au vrai et au figuré : la route est belle !
Nous filons bon train. Après Dormundt je revois le vélodrome, Camp du Stalag VI D. C'est là que sont morts de faim et du typhus beaucoup de Russes, de Serbes et de Français. Le camp avait été mis en quarantaine. Plus de nouvelles, plus d'espoir... Rien. La souffrance et la mort. Nos cœurs se serrent. Une dernière pensée à tous ceux-là... et nous passons. La vue journalière de la souffrance endurcit l'homme.

Au kilomètre suivant, l'espoir nous a repris et nos coups de pédale semblent rythmer la halte prochaine : Hagen, Hagen... Après Hagen, 2 chemins s'offrent à nous : la vallée du Wuppertall et la route des montagnes. Nous optons pour la montagne, c'est plus long mais c'est plus sûr. La tombée du jour nous trouve à 30 kilomètres de Cologne. Notre première étape a été courte et relativement facile : 70 kilomètres sans incidents. Nous entrons dans un petit bois, nous trouvons assez d'eau pour boire, nous raser, nettoyer nos chaussures et nos costumes. Le menu n'est pas compliqué et il sera toujours le même : 3 morceaux de sucre, 5 biscuits, 1 bille de chocolat, 1 litre d'eau. À 3 heures nous sommes réveillés par un orage épouvantable ; nous partons pour nous abriter plus loin dans un bois plus touffu. À 9 heures nous repartons sur Cologne. La ville a été bombardée la veille. Spectacle de désolation, on enlève les morts et les blessés, il faut traverser au plus vite. Je bénis mes nouvelles connaissances en allemand qui me permettent de lire rapidement les plaques indicatrices. Ouf ! Ça y est, la ville est passée. Artaud est en tête à 200 mètres. Nous voici de nouveau sur les routes. Là, une discussion divise. Artaud veut avoir raison ; je le suis. Hélas, nous croyons prendre la route de Coblenz et c'est la route de Francfort. A 6 heures du soir, après maints détours nous retrouvons enfin le Rhin qu'il ne faut plus quitter. À l'étape nous faisons la paix, l'équipe doit rester unie ! La nuit est bonne.

Hélas ! Le lendemain, le sort voulut nous séparer... pour toujours cette fois.
À Neuvik nous passons le Rhin pour prendre la rive gauche. Coblenz bombardé est traversée sans incident. Artaud est en tête et file bon train lorsque, soudain, j'aperçois une source. Je l'appelle pour qu'il profite de l'aubaine, il ne répond pas, je m'arrête ; rien ne vaut pour moi un bidon d'eau claire qu'on peut boire le soir tranquillement. Bienheureuse fontaine ! À quoi tient une évasion... Lorsque je remonte à bicyclette, je vois au loin un attroupement et Artaud entre deux gendarmes.
Le souvenir de ma première évasion manquée en juin 1941 m'étreint brusquement. C'est pour un copain blessé, que je n'ai pas voulu abandonner, que j'ai été repris et durement traité dans les prions d'Aix la Chapelle. Le sort en est jeté. Un regard rapide à Artaud et je passe. Désormais, je suis seul... l'aventure continue !

Je pédale dur pour me donner du courage et ne plus penser... Je veux que cette étape soit longue.

Je passe Boppard, ville d'eau, ville touristique. Malgré moi je ne puis m'empêcher d'admirer le paysage grandiose des bords du Rhin. Il a raison Victor Hugo lorsqu'il raconte les légendes du Rhin... Légendes d'amour et de sang que je situe au gré de ma fantaisie, dans ces bourgs mystérieux qui surgissent soudain aux flancs de pentes abruptes.

C'est au bord du fleuve que je dormirai ce soir-là. Je suis seul, tout est calme, la nuit sera douce. Bien camouflé dans une haie, allongé sur une couche de foin pris dans un champ voisin, je goûte enfin quelques heures de bon repos. Ma pensée s'en retourne là-bas au kommando 401. C'était toujours moi qui arrivais le dernier et mon salut du soir était toujours le même, "Vive De Gaulle ! Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts !" et les camarades répétaient en écho : "Vive De Gaulle !". C'était devenu un rite... J'avais apporté ce mot d'espoir à ce nouveau kommando. Je l'avais recueilli de la bouche d'un Hollandais, lors d'une évasion manquée... Je ne puis trouver le sommeil... Le sort d'Artaud me tourmente, la pensée des copains me hante... L'âme a parfois des pressentiments ; il me semble qu'un peu plus de tristesse règne sur moi... (J'appris plus tard par un copain que ce soir-là, le 3 septembre 1942, une bombe anglaise mit le feu au kommando 401. Il n'y eut pas de victimes mais tout fut anéanti... tous ces pauvres riens, trésors du prisonnier que l'on couve, que l'on soigne et pour lesquels beaucoup hésitèrent à partir...).

Un joyeux soleil m'éveille au matin du 4 septembre. Je repars content et reposé. Seules mes gencives à vif ne sont pas à l'unisson et m'empêchent de croquer mon troisième biscuit. À 10 heures au bord du Rhin, dans des pentes abruptes, j'aperçois une équipe de prisonniers Français, vignerons d'occasion ; j'appelle. L'équipe au complet dévale la pente ; tous m'entourent, me félicitent, me posent mille questions et surtout me ravitaillent. C'est à eux que je dois ma première bouteille de vin : vin du Rhin, un peu âpre mais qui me semble un pur nectar. J'emporte tout ce qu'ils ont : pâte, pain, fruits et, lesté de leurs encouragements affectueux, je repars. D'après mes calculs, je dois avoir 60 kilomètres à faire avant d'atteindre Worms. Je m'arrêterai après cette ville. Les coups de pédale se succèdent ; j'ai le cœur chaud... Successivement je traverse Bingen, Kreusnack, Mayence. Impossible de m'arrêter et pourtant j'ai une soif intense. Où trouver un peu d'eau ? Je roule toujours lorsque soudain, à ma droite, j'aperçois un petit cimetière et près du portail d'entrée, un robinet. Enfin ! De l'eau ! Ce robinet, mis là, pour rafraîchir les fleurs des morts, va calmer ma soif, à moi pauvre pèlerin de la route... Ca va mieux, mon bidon bien rempli, je repars... et voici Worms la ville des seigneurs, la cité des "Nibelungen".

Les châteaux se succèdent le long du Rhin ; c'est merveilleux. Je ne me lasse pas d'admirer ces jolies constructions, lorsque brusquement, à un tournant, un rude "Halt !" m'arrête. En une seconde, je réalise la situation. C'est le moment d'avoir du cran. Le schupo s'approche et me demande d'un air heureusement pacifique : "Tes papiers !". Dans un garde-à-vous impeccable, je prononce d'abord la formule magique : "Heil Hitler ! Viva Mussolini !", l'allemand me répond de même, et, plus amicale, la conversation s'engage.
- As-tu tes papiers ?
- Non, c'est mon patron qui les garde à Worms. Je travaille chez lui comme charpentier, je viens de voir ma famille à Mayence.
- Tu es Allemand ?
- Non, Italien.
- Raouss... (passe...)
Avant de remonter à vélo je redis avec un peu plus d'audace : "Heil Hitler ! Viva Mussolini !" et je démarre !

J'ai eu chaud ! Mon cœur n'a repris son rythme régulier que 30 kilomètres après. J'ai sûrement battu le record du monde sur route. Quel sprint mes amis ! J'ai bien gagné mon repos de ce soir. Je cherche une haie, je mange quelques biscuits avec une douzaine de prunes et je m'endors. Au matin, ma toilette faite (je me rase avec la rosée) je croque ma dernière bille de chocolat et je pars. Maintenant, j'approche du but.

Kaiserlauten, Hambourg, la vallée de la Blie, sont successivement traversées sans incident. De courtes poses, des fruits cueillis ça et là au bord de la route me soutiennent un peu. Il ne me reste que trois ou quatre biscuits et quelques grains de sucre. Je pédale toujours. Je ne me croyais pas tant de résistance ! Me voici sur les crêtes de la ligne Siegfried. Il est 5 heures. Je suis au soir de mon sixième jour d'évasion ; Il faut que je sois en Lorraine pour la halte, car il y aurait danger à pédaler un dimanche. J'essaie de m'orienter, ma carte s'arrête là. Il y a trois routes devant moi, laquelle va vers la France ? Ma boussole à terre, appuyé à ma bicyclette qui m'a si fidèlement servi, j'hésite...
Être si près du but et peut-être, qui sait... échouer encore une fois ? (Lors de ma première évasion je suis arrivé à Boulay à 30 kilomètres de là et une erreur de direction m'a ramené en Allemagne pour un an de plus). Je serre les dents. Ah ! Non par exemple ! Je ne vais pas me mettre à pleurer ! Je veux revoir la France, ma mère, mes amis... Je veux arriver cette fois. J'ai une gentille marraine qui m'attend là-bas dans un clair village du Roussillon, je veux lui faire cette surprise... Il ne faut pas être repris... Cette fois, je le sens, j'en mourrai ! Et mon âme de chrétien se tourne vers Dieu pour une ardente prière. La nuit descend, mes moments sont comptés. Je repars.

Ai-je pris la bonne route ? Il me semble que oui. A 1 kilomètre de là, j'aperçois dans un champ de luzerne un homme occupé à faucher. En allemand je lui ai demandé :
- Sarreguemines est-il loin, Monsieur ?
Dans la même langue il me répond :
- À vingt kilomètres, jeune homme...
Et puis un bon sourire éclaire son visage et il ajoute en français cette fois : "Tu es en France ! Ne crains plus ! Blisbruck est à 300 mètres ; va à la première maison, frappe, tu es chez moi... J'ai l'habitude va, tu n'es pas le premier que j'accueille."

Je restai sans paroles. Dieu m'avait exaucé. J'étais en France, presque libre, mon aventure était à moitié terminée.

Ma bicyclette à la main, je ne pouvais plus pédaler, je m'achemine vers la maison indiquée. Une jeune fille vient m'ouvrir. Soyez bénie Mlle Blanche Wack de Blisbruck en Moselle ! Soyez bénie vous qui avez su être si douce au pauvre prisonnier évadé, privé si longtemps de soins et de bonnes paroles ! Grâce à vous, à votre fiancé, à vos amis premiers résistants qui m'avez si bien accueilli, j'ai compris que la France, malgré l'oppresseur n'était pas perdue.

J'ai compris que notre sacrifice dans les lointains stalags n'était pas vain, et que mon cri d'espoir "Vive De Gaulle" était bien le cri de la Liberté en marche !

Déjà, je n'étais plus le n°1009 du commando 401.

Je redevenais un homme libre.