Yves Vialaret - Hors des murs
Nous avions décidé de partir le 14 juillet 1942.
Malgré les propos d'un Parisien trop bavard qui disait à son patron : "Tu vas voir quand il fera beau ! On mettra les bouts !", malgré la venue d'un policier "Gros méchant !", malgré le renfoncement des portes et des fenêtres par des barres de fer en long et en large, ce qui avait été décidé fut fait. Percer un panneau de porte à coups de vilebrequin, faire passer les sacs et sortir à 2 heures du matin à quelques mètres de la cloison de bois nous séparant de la chambre des gardiens, ce fut un jeu d'enfant.
7 hommes avaient disparu ! À la sortie du village nous nous séparions en 2 groupes, l'un de 4, l'autre de 3. Celui de 4 fut repris quelques jours plus tard. Notre tactique consista à remonter vers le nord-est pour dépister les recherches le premier jour. Puis, en route vers le Rhin, malgré une pluie qui dura plusieurs jours. Dans un sentier forestier, nous tombâmes tout à coup nez à nez avec un garde. Nous fuyons. Il tire. Notre camarade Lavergne s'arrête et se rend. Nous en profitons pour détaler. Nous avions décidé de passer le Rhin à Rudesheim. Ce nous fut impossible, le pont n'étant pas terminé. Nous approchant trop près nous fûmes interpellés par une sentinelle : deuxième fuite à travers bois. Nous couchant sur le ballast, près d'une courbe où le train devait ralentir, nous décidâmes de sauter sur le premier qui irait vers Mayence ou vers Coblentz. La vitesse des trains nous empêcha de mettre ce projet à exécution et nous repartions à pied, dans la nuit, vers un pont sur le Rhin.
Après 11 kilomètres de faubourgs ouvriers nous arrivons à ce fameux pont vers 14 heures, 6 sentinelles le gardaient. J'avais enveloppé mon bras dans un pansement et mon camarade portait la sacoche obligatoire. Fiers et crânes nous passâmes. À la sortie du pont nous étions les témoins d'un accident, une voiture de soldats ayant écrasé un enfant. Nous n'eûmes que le temps de nous esquiver en douce. La Sarre fut traversée dans une propriété privée sur une passerelle malgré les aboiements d'un chien capable de réveiller un village. Que de péripéties en traversant la ligne Siegfried : fossés anti-chars, terrains militaires ne nous épargnèrent point. Il fallut ensuite traverser la frontière avant la France et passer le canal de la Marne au Rhin. La première borne française portait "Cirey 3 km".
Sauvés ! En France, grâce à des renseignements pris auprès des bergers, de prêtres, de maires, nous pouvions suivre une filière qui nous amène peu à peu vers l'intérieur. Après 43 jours de marche nous arrivons à Charmes dans les Vosges et sommes dirigés ver Orchamps (Jura) pour le passage de la ligne de démarcation. Dans la maison du passeur, vers 16 heures, nous attendons avec quelques juifs le départ du dernier saut vers la liberté. Tout à coup la maison est cernée par la police allemande. Pris ! 58 jours de cellule ! 3 interrogatoires ! Retour à Luisburg dans un camp d'évadés et le 1er janvier suivant, arrivée dans mon ancien stalag : le 9 A.
Envoyé dans un kommando disciplinaire à Alsfeld pour y travailler sur la voie ferrée, une demande de spécialistes me permet d'être engagé comme chauffeur, chargé de ramasser dans les villages environnants les chiffons, les ferrailles, etc... J'y trouvai les vêtements nécessaires à notre deuxième fuite. Le 22 août au matin, 7 hommes disparaissent du kommando. 6 seront repris en cours de route. J'arriverai seul. 2 groupes au départ. Je fais encore partie du groupe de 3. Nous nous dirigeons cette fois vers Cologne. Un de nos camarades ayant les pieds en sang et marchant très difficilement nous allons inspecter toutes les rames de wagons dans une gare de triage, la nuit, avec une lanterne sourde faite avec un quart et nous ne trouvons absolument rien de favorable. Nous risquons seulement d'être pris à travers ces voies. Apprenant par des prisonniers Français que les trains pour la France partent à 15 heures, il nous faut renoncer à ce projet car il est impossible de sauter dans un train, en pleine gare, en plein jour. Repartis à pied, nous arrivons le 15ème jour à Coblentz, après avoir commis une erreur de parcours. À la sortie du village de Rübenach nous rencontrons un gendarme allemand. Je passe. Ma casquette à croix gammée le rassure. J'accélère, je me cache dans un taillis aussitôt le premier tournant et j'attends mes camarades qui suivaient l'un après l'autre à une centaine de mètres environ. L'un deux, brun, aux yeux noirs, les cheveux frisés et crépus ne ressemble en rien à un Allemand. Je suis inquiet. 5 minutes ! 10 minutes passent ! Rien. Ils sont pris. Je dois me résigner. J'ai le cœur gros. Que faire ? Se rendre, j'y serais toujours à temps. Je repars. Après 8 jours de cette marche solitaire à travers bois j'aperçois tout à coup un écriteau en allemand "Douane Allemande" et plus loin un chemin privé conduisant à un château. 2 heures du matin ! Suis-je en Belgique ? Je le crois. Fatigué, je pense un instant à frapper au château pour me reposer. J'y renonce heureusement car ce château est le siège de la Gestapo. J'en eus le frisson en l'apprenant plus tard. Continuant ma route, je me trouve tout à coup sur un chemin forestier et je peux lire "Chemin frontière, circuler ». J'en profite pour partir droit devant moi, à travers bois, vers l'ouest. Je ne m'arrête que 5 kilomètres plus loin. Il fait petit jour. J'entre dans une ferme et je me présente. J'y suis très bien accueilli : pain et beurre à volonté. Je suis ensuite dirigé sur Rogerie où de braves gens m'hébergent pendant le temps que l'on me prépare les papiers de citoyen Belge. J'approche de la frontière franco-belge, "Saint-Gilles", le mot de passe me permet de suivre facilement les relais d'une filière jusqu'à Baranzy. Là, le prêtre entre la carte et fenêtre m'indique mon chemin : "Derrière la crête, le premier village est français ».
L'approche de la patrie me donnait des ailes et, en suivant les indications, j'arrivai dans la Meuse. Ici s'arrêtait la filière, les responsables ayant été arrêtés. Le curé absent, je m'adressai au chef de gare qui me fit conduire à Longuyon. Là, je sautai dans un train de wagons réformés allant à Périgny (près de Dijon). Arrivé dans la nuit, j'attendis le jour pour sortir. La gare de triage était encombrée de convois et de soldats allemands. Je me faufilai jusqu'au premier passage à niveau. Un voyage avec des employés de gare et je me trouvai à Dijon, d'où je pris un billet pour Nevers. Pour passer la ligne de démarcation je descendis à Villeneuve-sur-Allier. Après avoir pris des renseignements auprès de deux sympathiques compagnons de voyage, j'atterris au pont de Bayeux, près Moulins. Je vendis le peu de tabac qui me restait afin d'avoir un peu d'argent et le patron d'un café situé près du pont me fit passer la ligne. De l'autre côté je fus reçu dans une ferme par des Polonais et pris ensuite le train pour Toulouse. J'arrivai à Saint-Girons. Les allemands vinrent à plusieurs reprises pour me chercher et la dernière fois, en février 1944, je n'eus que le temps de passer par la porte de derrière et de m'enfuir en sandales à travers le jardin, dans la neige.
Aujourd'hui le cauchemar est fini et je crie : "Vive la liberté" !
Je souhaite de tout cœur que nos enfants ne connaissent jamais pareilles souffrances.